Oui, j’ai osé dire, dans une interview accordée à Pauline Fréour le 24 avril dernier au Figaro « sciences et santé», que l’article de l’équipe de Junjiu Huang[1] sur l’utilisation de CRISPR/Cas9 (communément qualifiée de ciseaux moléculaires) pour modifier le génome de zygotes humains triploïdes (abusivement qualifiés de façon simpliste d’embryons humains[2]) avait une certaine légitimité scientifique.
J’assume… Pourquoi ?
1°) Parce qu’il s’agit d’une expérimentation à vocation cognitive sans application, ni possible ni souhaitée, semble-t-il, sur le plan médical.
2°) Parce que je ne me donne pas suffisamment d’importance pour jeter des anathèmes sur des travaux de science fondamentale.
3°) Parce que les résultats apportés par ce travail montrent que le bel enthousiasme général pour cette technique est pour le moins un peu prématuré (ça ne marche pas aussi bien que l’assurent tous les prospectivistes et autres « bioprogressistes ».
4°) Parce que je ne crois pas que les chinois en général, et les auteurs de cette publication en particulier, soient des barbares, du moins pas plus que nous (et il y aurait beaucoup à dire là-dessus).
5°) Parce que je ne crois pas à la pureté des annonces de réflexion et de moratoire publiées dans les deux grands journaux scientifiques (Nature et Science) qui ont rejeté l’article de Huang. Le commentaire de Edward Lanphier et coll. publié par Nature[3] est très clairement un appel de spécialistes (ARM) d’une technologie concurrente (les protéines à doigts de zinc) développée au sein d’une compagnie, Sangamo, dont les préoccupations éthiques ne sont pas apparentes dans sa politique de protection de sa propriété intellectuelle. La perspective publiée par David Baltimore et coll.[4] qui appelle à un débat éthique ouvert, est l’œuvre de 18 états-uniens et un helvète, témoignant de l’orientation du débat. Les messages de cet article sont pour le moins peu clairs : il faut faire, mais pas trop, quand le temps sera venu,… Quant à la motivation éthique, doit-on la rechercher dans les propos d’un des auteurs (G. Church) : Cette nouvelle technologie permet aux parents de faire des choix pour leurs enfants, juste comme ils le peuvent avec la Ritaline ou la chirurgie des fentes palatines [bec de lièvre] afin d’améliorer le comportement ou l’apparence ?
6°) Parce que j’ai connu les débuts du « génie génétique », le moratoire de 1975 et la conférence d’Asilomar, et observé que rien n’a été évité, que le débat public sur les OGM n’a jamais eu lieu, et que, avec un peu de mauvais esprit, on peut y voir le temps de respiration qui était nécessaire aux technologues (américains, en particulier) pour se mettre en ordre de marche et devenir hégémoniques.
7°) Parce qu'on veut bannir ces « manipulations » (même l’expression ingénierie du génome humain correspond à un tabou) alors qu’on laisse complaisamment la paroles aux faux prophètes du transhumanisme, à l’apologie du cyborg et la prétention à l’immortalité. L’impact de tout cela me semble être du même ordre : dénaturation, standardisation de l’humain, menace sur notre descendance, …
Ainsi que je le dis et répète, puisque les dynamiques internes de la science, de la technologie et de l’économie sont fortes, pouvons-nous prétendre garder le contrôle sur les systèmes scientifique, technologique et économique malgré leur « irrésistible » tendance à devenir autonomes ? Devons-nous admettre le « fait accompli » légitimé par une référence exclusive à l’efficacité[5] et au besoin[6] ?
Réduire la réflexion éthique à l’évaluation de rapports bénéfice/risque et coût/bénéfice épuise-t-il le questionnement éthique ?
[1] Liang P. et coll. CRISPR/Cas9-mediated gene editing in human tripronuclear zygotes. Protein Cell; 2015, Apr 18. [Epub ahead of print] PMID: 25894090
[2] Ces embryons sont le résultat d’une fécondation dispermique et n’ont pas vocation à se développer. Ils sont éliminés avant réimplantation lors d’une fécondation in vitro.
[3] Lanphier E. et coll. (2015). Don't edit the human germ line. Nature; 519: 410–411.
[4] Baltimore BD. et coll. (2015). A prudent path forward for genomic engineering and germline gene modification. Science; 348: 36–38.
[5] Le moteur de notre société occidentale est la compétition, et c’est un moteur suicidaire écrivait Albert Jacquard, dans « Moi, Albert Jacquard, ministre de l’éducation, je décrète », 2006
[6] La création du besoin est une des entreprises favorites du marketing…