Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
11 mai 2020 1 11 /05 /mai /2020 12:25
La parenthèse ?

Aujourd’hui, le journal Le Monde publie, sous la plume d’Elisabeth Pineau et François Béguin, un article intitulé : « A l’hôpital, une parenthèse « extraordinaire » se referme ». La parenthèse dont il est question est celle d’un moment unique dans la vie des personnels et des services hospitaliers qui prennent en charge les malades les plus graves du Covid-19, celle d’un « fonctionnement miraculeux », d’une inventivité obligée et d’une autonomisation qui a modifié la façon de voir le métier de soignant tant de la part du public qui, de manière un peu dérisoire, applaudissait tous les soirs à 20 heures, que des soignants eux-mêmes. Une parenthèse qui a bénéficié d’un certain niveau de « largesses financières », dont Hélène Gros, médecin en infectiologie disait « Nous obtenions tout ce que nous demandions, jamais nous n’entendions parler de finance… Je me suis demandé s’il s’agissait d’un miracle ou d’un mirage ». Les journalistes du Monde évoquent l’appréhension des soignants qui ont l’impression que cette parenthèse-là se referme sans aucune assurance ce que deviendra le « plan massif d’investissement et de revalorisation en faveur de l’hôpital, promis par Emmanuel Macron, le 25 mars, à Mulhouse ». Appréhension de revenir à un monde où l’on n’arrête pas de nous dire que la santé n’a pas de prix mais qu’elle a un coût, un coût qu’il convient de contrôler, de réguler. Je proposais, dans « Quand la santé fait parler l’ADN… Les promesses et les enjeux éthiques d’une nouvelle révolution médicale » (Symbiose édition, 2019) qu’« il faut, à l’inverse, retourner la proposition en affirmant que la santé a un coût, certes, mais qu’elle n’a pas de prix, inférant que la valeur de la santé justifie le prix croissant que les progrès médicaux induisent ».

Mais l’épisode pandémique, toujours en cours, il faut le rappeler, fait appel, dans sa construction syntaxique, à de nombreuses parenthèses, dont certaines en précisent le sens et d’autres apparaissent-ou sont perçues- comme des digressions vouées à un retour à une pseudo-normalité témoignant plutôt de l’anormal.

Il faut aller visiter l’œuvre de Marcel Proust pour comprendre comment la parenthèse complexifie le récit, affine la description et brouille « l’organisation narrative », comme l’explique Isabelle Serça (« La parenthèse chez Proust : étude stylistique et linguistique », 1998). Paul Morand (« Le visiteur de soir », Floch, 1949), évoquait la phrase de Proust « étourdissante dans ses parenthèses qui la soutenaient en l'air comme des ballons, vertigineuse par sa longueur, (...) vous engaînait dans un réseau d'incidentes si emmêlées qu'on se serait laissé engourdir par sa musique, si l'on n'avait été sollicité soudain par quelque pensée d'une profondeur inouïe ».

La parenthèse de cinquante-cinq jours de confinement a déstabilisé tous nos récits, même le vécu de celles et ceux qui ne l’ont pas acceptée, qui se sont mis entre parenthèse de ce moment civique et solidaire. On leur avait parlé à tort de « distanciation sociale » alors qu’on ne voulait pas de perte de lien, mais établir des distances de sécurité. Un virus, fût-il « couronné » se moque bien du lien social ; seul l’intéresse le lien de proximité qui lui permet de se propager. A supposer qu’un assemblage macromoléculaire qui n’est pas en lui-même vivant mais se contente de le parasiter (le vivant), puisse être crédité d’une capacité à s’intéresser.

Cette parenthèse du confinement a ouvert à de belles réflexions humaines, comme celles de Cynthia Fleury (« Journal d’une confinée », dans Télérama), et de belles aventures humaine, pour certains au moins. Mais pour nombre d’entre nous, elle n’a pas été vue comme parenthèse, mais comme un épisode pesant, difficile, comme une épreuve supplémentaire dans une vie déjà difficile. On peut comprendre que soit ressenti que « Le sentiment premier, à l’annonce du déconfinement, est celui d’une réduction de peine » (Cynthia Fleury), qu’il s’agit d’une libération, oubliant qu’il ne s’agit sans doute que d’une remise de peine, d’une liberté sous caution et sous condition (certains veulent même nous placer sous bracelet électronique de surveillance). De ce point de vue, la parenthèse, si elle a bien été ouverte, au moins officiellement, ne se referme pas telle le procédé stylistique évoqué plus haut. Elle hésite, amène des points de suspension, risque de bégayer…

Oui, les cinquante-cinq jours de confinement ont bien été une parenthèse qui jamais ne permettra à la phrase de reprendre son cour comme si de rien n’était. Elle ne nous a pas toutes et tous changés de la même manière, mais elle ne laisse personne indemne. Et il faudra beaucoup de courage pour empêcher ceux qui veulent nous faire revenir au monde d’avant de nous y contraindre. Nous pourrions découvrir à nos dépends que le poids de cette contrainte pourrait être plus lourd que celui de ces cinquante-cinq jours.

 

Partager cet article
Repost0

commentaires