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18 décembre 2015 5 18 /12 /décembre /2015 14:30

Le 17 décembre 2015, le Grand Orient de France m'avait invité à participer à une soirée de réflexion sur la laïcité, et m'avait demandé de présenter une conférence sur le thème "éthique et laïcité". Un honneur et une chance...

Une frustration aussi de ne pas avoir pu, faute de temps, dire tout (?) ce que je voulais dire. Alors, je profite de ce blog pour poster le texte de ce j'ai dit + ce que je voulais dire !

Ethique et laïcité

Le philosophe Paul Ricœur, laïc et protestant, disait : « On entre en éthique, quand, à l'affirmation par soi de sa liberté, on ajoute l'affirmation de la volonté que la liberté de l'autre soit ».

Vous pouvez le percevoir d’emblée : je suis convaincu que l’éthique, la bioéthique et le questionnement qu’elles supposent, sont totalement, parfaitement et même intrinsèquement laïques.

Nous sommes les héritiers d’un monde dans lequel la morale religieuse révélée tenait une place centrale. Il y était relativement simple de voir, de comprendre, si ce n’était d’admettre, qui était en responsabilité de dire cette morale et d’en préciser les termes. Quid de l’éthique dont on dit souvent qu’elle est « une morale en marche ». ?

L’éthique ne possède pas le caractère révélé, parfois un peu « figé » de certaines morales. Elle est démarche ; elle est donc en élaboration permanente. Pourtant, nombreux et divers sont ceux qui, au nom de l’éthique, font pression sur la société pour qu’elle s’oriente dans tel sens ou tel autre, pour qu’elle accepte ceci ou bannisse cela. Certains parlent même de « lobbies » éthiques.

On cherche donc parfois à remplacer un code moral par des impératifs éthiques, à ériger en principes certaines valeurs qui, pourtant, ne sont pas toujours partagées dans une société plurielle. Ne cherche-t-on pas simplement par là à substituer le mot « éthique » à celui prétendument plus désuet, voire ringard de « morale » ?

Morale religieuse ? Ou morale laïque des hussards noirs de la République ? Rappelons-nous que le sociologue Emile Durkheim avait renoncé, en 1910, à rédiger un manuel de morale républicaine qui lui avait été demandé à la suite de la loi du 9 décembre 1905. Il attribuait pourtant un grand crédit et une valeur de progrès à l’universalité d’une morale sociale.

Dans la conférence qu’il a donnée à Lorient le 9 juin 1939, Paul Ricœur, lui, posait la question de l’existence même d’une morale laïque. S’il refusait des « systèmes de morale non religieuse ou antireligieuse », il valorisait tout à la fois un « fond moral […], essentiellement pratique », commun aux croyants et aux incroyants. Il valorisait aussi l’idée laïque, dont il faisait le fondement de la vie en commun et du fonctionnement de la République. Il donnait à l’éthique qu’il qualifiait d’éthique fondamentale la fonction de réévaluer en permanence les normes, et cela à partir d’une réflexion critique, pour permettre que des options morales différentes puissent coexister dans une société plurielle.

Même à l’intérieur de notre « village gaulois », nous ne sommes pas toujours, voire même rarement d’accord sur ce qu’il est juste de faire. Dans un état de droit, ce sont la Loi et la Justice qui disent ce qui est permis ou défendu, qui gèrent le « vivre ensemble ». Pour cela, il ne leur est pourtant pas plus nécessaire de définir la valeur des actes que les notions de bien et de mal.

Didier Sicard, ancien président du CCNE, disait que « Droit, éthique, politique revendiquent chacun, dans la mission qui leur est confiée, la responsabilité de dire le juste et le bien commun » [1]. Et il ajoutait que c’est du dialogue entre les trois que peut naître une vraie richesse. Richesse, mais aussi dynamisme, une dynamisme nécessaire dans les domaines en très forte évolution que sont les sciences du vivant et de la santé. Il s’agit bien sûr d’une évolution technologique toujours plus rapide, mais aussi et surtout d’une évolution sociétale dont nous souhaiterions tous qu’elle soit associée à un vrai progrès social. Et, dans ce cadre, rappelons-nous que le temps de la politique, le temps du droit et le temps de l’éthique ne sont pas les mêmes.

Aujourd’hui, la santé est devenue une préoccupation sociale majeure ; les scientifiques et les soignants, avec leurs savoirs techniques sont souvent ceux que la société interroge sur ce qui est bon pour elle. Elle leur demande des pistes pour élaborer son futur. Cette évolution conduit la science et la médecine contemporaines à se soumettre, et à nous soumettre bien plus au développement de normes rigides, qu'à celui d'une réflexion éthique libre, ouverte et indépendante.

N’existe-t-il pas une certaine dictature des « sachants », qui en ferait une référence de ce qui peut, et doit être fait ? Est-ce à eux qu’il revient de décider en dernier lieu de ce qui est juste pour une vie bonne ? Peuvent-ils être garants de ce qui est éthique ? « La vérité est que ce n’est pas à la science de régler notre vie, mais à la sagesse » leur répond Jacques Maritain, philosophe catholique français[2].

Monique Canto-Sperber, philosophe elle aussi, a écrit : « Être éthique ou ne pas être, c'est l'injonction contemporaine. Achetez éthique, parlez éthique, placez éthique, gouvernez éthique. Quant à ce que veut dire au juste éthique dans tous ces emplois, nul ne juge utile de le préciser. On se retranche derrière un silence prudent et lourd de sous-entendus. Tout le monde est censé savoir ce qu'est l'éthique. » [3] Insensiblement, le qualificatif « éthique » devient un critère de qualité, un label… Ainsi, presque par conséquence, il est galvaudé et donc se dénature.

Il n’y a pas une éthique unique, une seule théorie de l’éthique qui serait si ce n’est indiscutable, au moins consensuelle. On parle de théorie de la justice, d’éthique de conviction, d’éthique de responsabilité, d’éthique de la discussion, ou d’utilitarisme, parmi beaucoup d’autres. L’Éthique de la vertu, elle, met particulièrement l'accent sur les caractéristiques morales de l’action. Elle tente de répondre aux questions que nous nous posons sur la façon dont nous devrions vivre et nous conduire. Elle est héritière tout autant de l'éthique d’Aristote que de l'éthique chrétienne.

Dans le monde occidental contemporain, l'éthique de la vertu s’est progressivement effacée devant la déontologie selon laquelle une action est bonne si elle est conforme à une règle morale. Elle s’efface également devant le choix de l'action juste qui serait celle qui conduit au meilleur résultat. C’est ce qu’on appelle le conséquentialisme. Ces changements et cette évolution doivent sans doute beaucoup à l’influence croissante de la pensée anglo-saxonne, étatsunienne en particulier.

Parallèlement, avec la naissance de la bioéthique dans les années 1970, cette même pensée dominante a institué une approche dite principielle. Quatre grands principes ont ainsi été posés comme cribles dans l’évaluation de nos actions ou de nos projets : la prise en compte et le respect de l’autonomie de la personne, la bienfaisance, la non-malfaisance et la justice[4]. Le cadre imposé par ces « impératifs » éthique est souvent trop étroit, contraignant à imaginer d’autres « principes » tels que celui de pertinence, en matière de recherche par exemple. Ou celui de solidarité, un principe bien peu présent dans le langage éthique américain. La solidarité résulte d'un lien social a priori, alors que l’autonomie, tant prisée outre-Atlantique, justifie plutôt une démarche individuelle plus proche, elle, de la générosité que de la solidarité.

En fait, je suis toujours surpris que dans ce village gaulois que j’évoquais il y a un instant, on ne préfère pas évaluer nos actions au crible des trois principes républicains : Liberté, Egalité, Fraternité.

Le poids que l’on attribue à chacun de ces principes dits éthiques, ainsi que la cohérence qu’ils peuvent entretenir les uns avec les autres reposent sur des convictions personnelles autant que sur des pressions sociales. On pourrait même parler d’un « air du temps » né dans les représentations de ce qui est moralement bon ou, au contraire, moralement inacceptable à un instant donné. La question demeure de savoir si ce sont les principes de l’éthique biomédicale qui créent de novo un cadre normatif éthique, ou si, au contraire, ils ne seraient pas les simples témoins de normes a priori, les normes d’une soi-disant morale commune qui se cache derrière une prétention d’universalité.

En aval, l’éthique appliquée, comprise comme l’application des principes éthiques à des situations particulières, suscite un intérêt croissant. Elle justifie une demande forte de « gouvernance éthique » dans nos sociétés. Cette demande est particulièrement importante dans les domaines liés aux sciences du vivant et de la santé. C’est d’ailleurs dans ces domaines que l’on rencontre pléthore d’experts autoproclamés en éthique, en bioéthique. La sociologie et l’anthropologie nous ont appris que l’expertise est une construction sociale. Elles nous ont montré le rôle politique de cette expertise, et souvent hélas sa fonction d’alibi pour la protection d’intérêts particuliers. On peut ainsi légitimement s’interroger sur ce qu’est un « expert éthicien.

Ces « éthiciens » ont, en théorie, pour fonction d’éclairer et d’accompagner les questionnements et les débats éthiques. Pourtant, on attend souvent d’eux des réponses toutes faites, quitte à les voir devenir des « donneurs de leçons.[5] Peut-on s’en étonner alors qu’une des fonctions de l’analyse des enjeux éthiques est la production de recommandations destinées aux décideurs. Or, l’expérience montre que ces décideurs sont particulièrement avides de codes de bonnes pratiques, de bonne conduite, voire d’un « prêt à penser » éthique.

Au contraire, les questionnements éthiques nécessitent une analyse interdisciplinaire et ne se cantonnent pas à des débats d'experts. Raymond Massé, anthropologue québécois, s’interrogeait : « Quelle peut alors être la place des savoirs populaires, et plus précisément des « moralités séculières », dans les délibérations éthiques ? Comment intégrer une véritable préoccupation pour des « considérations sociales » en éthique publique ? Comment faire place à la participation du public sans se placer à la remorque d'une éthique empiriste tributaire d'une gestion par « sondage d'opinion morale » et marquée au sceau de la « tyrannie de la majorité », d'une « dictature des mal informés » ? ». Il déplorait que l'éthique reste pour certains une affaire d’experts, la maintenant au sein de théories éthiques complexes. [6]

Et complexes, les enjeux de santé le sont, à commencer par la définition même de la santé. Au lendemain d’une guerre dont le cortège d’atrocité avait contribué à montrer que la santé était plus qu’une simple absence de maladie, les experts de l’Organisation mondiale de la santé en avaient donné, en 1946, une définition dont beaucoup aujourd’hui s’accordent à dire qu’elle n’est pas satisfaisante, mais que nous conservons, faute de mieux. En effet, cette définition, qui appelle à un épanouissement total d’un point de vue physique, mental, psychique et social, ne serait-elle pas plutôt celle du bonheur ? Il est légitime qu’une telle définition de la santé soit aujourd’hui remise en cause, notamment parce que la durée de vie augmente et qu’il convient d’y intégrer les maladies chroniques de plus en plus fréquentes, ou les prédispositions génétiques qui nous disent « malades » avant même que la maladie se déclare. Une définition de la santé réaliste et opérationnelle est certainement nécessaire. Mais elle n’est peut-être que la partie la plus visible, la partie émergée du questionnement éthique.

Il faut insister que le fait que les expertises profanes et le vécu tant des patients que de leur entourage apportent une nécessaire dimension humaine dans les questions de santé. Il s’agit d’une dimension qui est très présente dans la loi du 4 mars 2002, dite Loi Kouchner relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.

Et, puisque nous sommes tous concernés, l'éthique, la bioéthique devrait être débat, confrontation de convictions et d’idées. Guy Bourgeault, professeur à l'Université de Montréal, spécialiste de l’éducation, particulièrement en éthique, disait que « le lieu de l'éthique est celui de la discussion et du débat, avec la diversité des convictions et des options qui s'y croisent et qui se confrontent, entrant en conflit, et non, d'emblée, dans le consensus même provisoire, qui peut en résulter »[7], suggérant que dans l’éthique, l’important c’est le questionnement, l’interrogation. L’éthique est cheminement, remise en cause, réflexion ouverte sur le monde dans lequel nous voulons vivre et que nous souhaitons laisser à nos enfants. Il est donc plus « utile » d’ouvrir le champ des possibles par le questionnement que de le fermer par des réponses, malgré le confort intellectuel que celles-ci peuvent prétendre procurer. Le philosophe Maurice Blanchot ne disait-il pas que la réponse est le malheur de la question ? Les questionnements sur le vivant, l’être humain en particulier, sont par essence multiples et multiformes, mais souvent aussi très spécialisés, scientifiques et techniques. En tout état de cause, ils nous concernent toutes et tous. La société ne saurait donc faire l’économie de ces questionnements. Elle doit accepter d’y croiser le scientifique, le social, le technique, l'éthique et le culturel, et ainsi d’animer un débat vrai par rapport à ces questions.

Nos sociétés démocratiques sont férues de débats publics. Elles ont créé des lieux pour cela, depuis les assemblées, nationale en particulier, jusqu’à la commission nationale du débat public. Lieux de confrontation d’opinions, ils apparaissent peu propices à des débats éthiques de qualité, qui nécessitent, eux, la confrontation des idées « pour que [ainsi que le disait Haïm Korsia, ancien membre du CCNE] de la révision de nos certitudes naisse une forme de pensée toujours en mouvement, qui vise à affirmer la dignité de l’homme dans tous les instants de son existence. »[8]

Des comités, comme le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), sont des lieux où la réflexion en commun permet de dépasser les nécessaires et légitimes confrontations. Ainsi, la réflexion s’élabore sans s’imposer, et peut toucher toutes celles et ceux à qui elle est destinée. C’est le rôle social des comités d’éthique et leur utilité dans l’alimentation du débat public que nécessitent les questionnements qu’ils portent.

La réflexion éthique n’a-t-elle pas pour fonction d’interpeler les modes de pensée et d’agir, de remettre en question les certitudes, les pouvoirs, les pensées dominantes et les modes ? Mais, plus important encore, cette réflexion dont la plus grande qualité est d’être indépendante et plurielle, laïque en quelque sorte, doit surtout lever les tabous et empêcher que certaines questions, y compris les plus difficiles, ne soient pas posées.


[1] Les grands avis du Comité Consultatif National d'Ethique. Sous la direction de Eric Martinez et François Vialla (2013). Editeur : L.G.D.J, Collection : Les grandes décisions.

[2] Jacques Maritain et Raïssa. Œuvres complètes, volume VI, 1935-1938. (1984) ; éditions Saint-Paul.

[3] Monique Canto-Sperber. Les ambitions de la réflexion éthique. (2000). Esprit ; 263 (5) : 114-136

[4] Tom Beauchamp, James Childress, Les Principes de l’éthique biomédicale, trad. fr., Les Belles Lettres, Paris, 2008.

[5] Daniel M. Weinstock. Profession éthicien. 2006. Presses de l’Université de Montréal, collection Profession.

[6] Raymond Massé. Les fondements éthiques et anthropologiques d'une participation du public en santé publique. (2005) Éthique publique ; 7 : 107-124. Montréal : Les Éditions Liber.

[7] Guy Bourgeault. Éthique et santé publique ; à propos des conflits de valeurs. (1998). Ruptures, revue transdisciplinaire en santé ; 5 :225-240.

[8] Haïm Korsia, in La bioéthique pour quoi faire ? Un ouvrage du CCNE. Presses Universitaires de France. 2013.

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