Vendredi 1er avril, et ce n'était pas un "poisson", j'ai eu la chance de participer à une journér régionale d'éthique organisée par l'Espace Ethique Azuréen et le CCNE.
Quelle joie de voir rassemblées près de sept cent personnes avides de se confronter à des questionnements éthiques et de les discuter !
Voici le texte de
l'intervention qu'il m'a été permis de faire lors de cette journée :
Introduction
Par profilage médical, on entend un ensemble de nouveaux services à la personne regroupant essentiellement
l'accès direct du consommateur à l’imagerie corps entier au titre de « bilan de santé », et le profilage génétique personnel pour l'évaluation d'une susceptibilité individuelle à telle
ou telle maladie. Il s'agit, dans les deux cas, de technologies existant en santé publique pour le diagnostic, qui sont, depuis ces dernières années, proposées en accès direct à des personnes
sans symptômes médicaux particuliers.
Le Nuffield Council on Bioethics a récemment rendu public un rapport sur cette problématique, sous le titre
« Profilage médical et médecine en ligne : éthique du « soin de santé personnalisé » dans une ère de consumérisme ». L’important travail du Nuffield Council on
Bioethics prend sa source dans l’enthousiasme instinctif que beaucoup d’entre nous ont pour l’évolution très rapide des technologies médicales. Il tente d’apporter une analyse et même des
réponses à l’outrage provoqué par les prétentions et les revendications scientifiques de sociétés pharmaceutiques qui souhaitent créer dans la population des besoins, qualifiés
de médicalement justifiés. En effet, les promoteurs d’un accès direct du consommateur au profilage génétique, à l’imagerie corporelle et aux sites Internet qui offrent des conseils médicaux,
prétendent ouvrir une nouvelle ère de « soins de santé personnalisés ». Comment ne pas explorer cette audacieuse revendication, en déterminer la signification et ce que peuvent en être
les enjeux éthiques ?
Inégalités
Chacun le sait, nous ne sommes pas tous égaux devant la maladie et la mort. Cette inégalité tire son origine de
facteurs multiples, et surtout de leur combinatoire : certains sont individuels tels que l’hérédité, le sexe, l’âge, comportementaux comme le mode de vie, la nutrition ; des facteurs
socio-économiques tels que l’activité professionnelle, les revenus, le logement, ou l’accès aux soins.
Un rapport établi par Sir Michael Marmot et ses collègues en 2010 sur les inégalités face à la santé au
Royaume Uni est intitulé : « Fair society, healthy lives », ce que l’on pourrait traduire par « société juste, vies saines », même si la traduction de « fair »
par « juste » est un peu réductrice. On y lit : « Pris ensemble, les déterminants structuraux et les conditions de
vie quotidienne constituent les déterminants sociaux de la santé et sont les responsables principaux des inégalités … ».
Il est certain que nous ne sommes pas égaux devant la maladie et que l'hérédité comporte ses composantes subtiles
de diversité qui font, par exemple, que certains grands fumeurs ne vivront jamais la dévastation qu'est le cancer du poumon tandis que la majorité d'entre nous prend ce risque considérable à
chaque bouffée de cigarette. Ce qui est vrai pour le risque l'est également en ce qui concerne les traitements car ils ne sont que rarement adaptés à la personne.
Ainsi, l’hérédité est un facteur d’inégalité. On pourrait donc, à première vue, penser que le développement de
tests génétiques ouvrant à la prévention de maladies héréditaires devrait être facteur de réduction de cette inégalité.
Mais, l'avènement de ces tests génétiques en santé publique soulève des
interrogations multiples, notamment éthiques. Adressés à leurs débuts aux maladies dites « rares », et qui le ne sont pas tant que cela, ils semblent se généraliser vers tout un
ensemble de prédispositions et semblent désormais d’intérêt immédiat pour la prise en charge médicale. On parle aujourd’hui « d'examens des caractéristiques génétiques d'une personne »
(décret du 23 juin 2000). Il faut différencier les tests génétiques chez un patient présentant déjà des symptômes qui sont réalisés dans un contexte clinique, et ceux dits de médecine prédictive
qui concernent des personnes asymptomatiques.
Le magazine « Forbes » estime que le marché des tests génétiques pourrait peser jusqu'à 77 milliards
d'euros.
Génétique et génomique
Tout d’abord, il existe un phénomène tangible, clair et bien connu qui est que les enfants ressemblent à leurs
parents … Mais, malgré ce qu'on apprend aux élèves des classes primaires, on ignore presque totalement commence cela fonctionne.
Nous sommes nombreux dans cette assemblée, et je crois donc qu’il ne m’est pas difficile d’introduire la notion
de phénotype : nous sommes tous différents, et cela se voit. Nous sommes très semblables, mais tous différents. De tous temps, ce sont de telles différences qui ont justifié bien des excès
et des exclusions. Pourtant, la différence, même lorsqu’elle est d’origine génétique, n’a pas attendu notre époque pour être stigmatisée. La première différence génétique qui a été de tout temps
reconnue est celle basée sur la présence ou l’absence d’un chromosome Y. Le sexisme a toujours existé, même alors que la génétique n’était pas encore née !
Gregor Mendel (1822-1884), un moine tchèque, passionné de botanique a choisi les pois pour établir les lois
fondamentales qui définissent la manière dont les caractères héréditaires se transmettent de génération en génération … Il a créé la GÉNÉTIQUE ! Il s’agit donc d’une discipline jeune, à peine
plus de cent cinquante ans ! Science récente, mais dont les progrès technologiques phénoménaux qui l’accompagnent la créditent de pouvoirs colossaux. Ces progrès ouvrent la voie à une
banalisation de l'accès à l'information génétique. Ces avancées formidables nous placent également devant des devoirs inédits et des responsabilités nouvelles qui laissent penser que la limite
principale au développement de la génétique et de la génomique humaine n’est plus, ou ne devrait plus être de l'ordre du « progrès » technique mais de la réflexion
éthique.
On parle beaucoup d’information génétique. En effet, le gène, qui est le déterminant héréditaire d’un caractère,
nous nous sommes référé au phénotype il y a un instant, est, ainsi que le rappelle souvent mon ami Pierre-Henri Gouyon, de l’information et non de la matière. Pourtant, cette information a un
support. Ce support primaire du gène est l’ADN présent dans nos chromosomes, ainsi que Avery, MacLeod et McCarty l’ont démontré en 1944. Le génome rassemble tous ces gènes, en même temps que
beaucoup d’ADN dont nous ne savons pas très bien à quoi il sert.
Notre ADN comporte 3 Milliards de paires de bases, un alphabet à quatre lettres A, T, G, C. Il est le même dans
chacune des quelque 100 000 Milliards de cellules de notre corps qui pourtant ont chacune leurs particularités et leurs fonctions. Ceci indique d’emblée que le niveau d’information présente dans
la séquence de l’ADN n’est pas seul en charge de la confection et du fonctionnement de chaque cellule de l'organisme, et de l'organisme entier.
Il existe un décalage important entre la recherche fondamentale en génétique et en génomique et la représentation
qu’en a la société. Ce décalage peut être entretenu par le discours même des biologistes moléculaires. C’est un discours fait de métaphores liées en particulier à l’informatique : la génétique
est présentée comme un « programme » fondé sur un « codage », et incluant des « serrures », des « séquences », des « lettres », etc… Si tout est codé
dans un alphabet immuable, comment échapper au déterminisme ?
La recherche sur le génome humain a progressé de façon formidable, dans tous les sens du terme : à la fois
remarquable, extraordinaire, et terrifiant. N’est-il pas terrifiant, en effet, d’entendre certains réduire l’homme à sa complexion génétique, et donc à son génome ?
On a pu établir la séquence de l’ADN présent dans le génome humain. La première de ces séquences a été rendue
public en 2001-2003. Elle a représenté 13 ans de travail pour un montant de l’ordre de 3 milliards de dollars. En 2007, deux scientifiques de renom ont fait établir la séquence de leur ADN en
quelques mois et pour, chacun, moins d’un million de dollars, soit trois mille fois moins que la première séquence. Aujourd’hui, la même chose peut être réalisée en huit jours pour moins de $ 10
000, dans deux ans pour moins de $ 1 000, et on nous annonce qu’en 2018, ce serait fait en quelques secondes pour $ 100.
Par delà les chiffres, la masse considérable d’informations que les techniques les plus modernes de la génomique
nous apportent nous donne un certain vertige. Nous avons aujourd'hui une masse d'éléments d'information, et la question demeure quant à la nature de l'information réelle
et utile, c’est-à-dire utilisable, qu'ils nous apportent. Nous sommes encore très loin de comprendre le sens du message dont nous sommes capables de lire les lettres.
Ne négligeons donc pas le temps qui sera nécessaire pour progresser dans la compréhension, et celui qu'il faudra
pour que la Science soit en mesure d'interpréter tel ou tel phénomène. La soi-disant « révolution génétique » a encore une immense marge de progrès devant elle.
Révolution génétique
Pourtant, il y a peu de temps encore, Geoff Carr, éditeur scientifique de la revue The Economist,
prédisait que « la révolution génétique améliorerait diagnostic et traitement, qu’elle nous permettrait de manipuler les animaux, les plantes, les
champignons et les bactérie pour le mieux-être de l’homme, et qu’elle révèlerait avec un luxe de détails ce qui fait précisément de nous des êtres humains ». Rappelons ici que
nous partageons 70 % de nos gènes avec … La banane !
Ce lyrisme fantasmatique de l’ignorance qui témoigne de la fascination qu’exerce la technoscience peut être
confronté à ce qu’écrivait Michel Freitag dans L’oubli de la société :
« En face de la guerre des étoiles, il y a la faim, le manque d’eau,
l’errance.
Face à la "révolution informatique", il y a l’éducation gâchée,
l’analphabétisme.
Face à la "création" de nouvelles espèces biologiques, il y a la menace qui
pèse sur celles qui existent déjà dans leur propre "savoir-vivre", leur propre genre.
Face à l’affirmation du "tout est possible", il y a l’évidence sensible,
morale, esthétique que tout ce qui compte existe déjà, sauf la justice entre les hommes. »
Bien sûr, dire que la génétique et la génomique peuvent apporter beaucoup à la médecine relève de l’évidence.
S’il est admis par tous que la connaissance fondamentale en biologie sert de base aux progrès de la médecine tant dans le diagnostic que dans la thérapeutique, il est non moins évident que la
génomique, dans son acception la plus large, représente un élément déterminant de cette connaissance. Mais un élément seulement. Elle nous met sur la piste de la « mécanique » des gènes
associés à des maladies fréquentes ou rares (orphelines) et de la complexité de leurs interrelations. Déjà de nombreux gènes ont été identifiés, dont les altérations conditionnent la
susceptibilité à certains types de cancers, à l'hypertension artérielle, au diabète, à l'obésité, à l'athérosclérose, à des maladies infectieuses, à la maladie d'Alzheimer et à des désordres
mentaux.
La « biologisation » et la « généticisation » sans précédent du discours social font le lit de fantasmes
ancestraux, tels que ceux de l’enfant parfait, voire de la soi-disant amélioration de l’espèce humaine, l’homme « augmenté ».
Le film d’Andrew Niccol « GATTACA », film de science presque fiction de 1997, présentait une société fondée
sur un eugénisme libéral. Les enfants y naissent après un diagnostic préimplantatoire afin de s'assurer qu'ils possèdent les meilleurs traits héréditaires de leurs parents. Si la discrimination
génétique est interdite par principe, elle y est mise en pratique dans les faits et facilitée par une biométrie génétique d'utilisation instantanée. Le film explore l'idée d’un destin entièrement
génétique dont le héro, Vincent Freeman (« homme libre »), démontre le caractère illusoire et faillible. Vincent, être imparfait, puisque né en dehors d’une sélection génétique, et porteur de
facteurs de risque identifiés qui doivent le conduire à mourir précocement, dépasse ses insuffisances par la force de la volonté et de l'esprit, à l’instar de personnalités du monde réel comme
Albert Einstein et son cerveau hypertrophié à gauche, Michel Petrucciani et sa maladie osseuse, l’ostéogenèse imparfaite, Abraham Lincoln, Félix Mendelssohn ou Sergueï Rachmaninov et le syndrome
de Marfan, ou Wolfgang Amadeus Mozart dont certains prétendent qu’il était atteint de la maladie de Gilles de la Tourette.
La finalité d’un diagnostic génétique varie d’une maladie héréditaire à une autre, dépendant à la fois de sa
sévérité, de son caractère mono- ou multigénique, de son mode de transmission (récessif ou dominant), de la pénétrance des mutations, c’est-à-dire de la fréquence à laquelle le porteur d’une
mutation déclenchera la maladie, ou de leur corrélation avec différentes formes de la maladie (relations « génotype / phénotype »), … Pour certaines maladies, le diagnostic génétique donne accès
à des mesures thérapeutiques ou préventives efficaces. Il est donc justifié médicalement. Pour d’autres, le diagnostic répond principalement au désir de la personne de se savoir porteuse d’une
prédisposition à telle ou telle maladie. Mais il convient tout d’abord de respecter le droit de savoir ou de ne pas savoir ! Savoir pour quoi, savoir pour qui. Il est intéressant de
constater que ceux qui attendent le plus du profilage génétique n’en sont pas les sujets, c’est-à-dire ceux qui paient pour l’obtenir. Non, il s’agit des chercheurs, certes, mais également tous
ceux dont le profit trouverait une marge de progrès significative en définissant mieux des populations, des risques. Ceux à qui parlent les statistiques, puisque le risque est statistique.
Médecine prédictive et médecine personnalisée
Certes, le profilage génétique, en nous donnant accès à une évaluation des associations entre variabilité
génétique, physiologie, et pathologie (au niveau du risque et de la thérapeutique), ouvre à de nouveaux domaines de la recherche moderne en biologie comme la pharmacogénomique. Elle représente la
base de ce que certains qualifient aujourd’hui de « théranostic », mot qui résulte de l’association des mots : thérapeutique et diagnostic, et d’autres de médecine personnalisée. Elle permet de
choisir le traitement en fonction de la réaction de chaque individu, de son fond génétique. Il s’agit de définir et d’identifier de nouveaux, et toujours plus de biomarqueurs, indicateurs à la
fois d’efficacité thérapeutique et de toxicité potentielle liée à des facteurs génétiques, d’en évaluer la pertinence pour un patient donné, et de les suivre au cours du traitement. On peut ainsi
imaginer la confection de « médicaments sur mesure », puisque le réel défi des nouveaux traitements est bien celui de la réponse à la diversité, celui de l'adaptation personnelle, de la
rationalisation des ciblages thérapeutiques et de la combinaison des traitements. La médecine moléculaire personnalisée répondra de mieux en mieux au défi de la diversité en abordant la
connaissance de la complexité.
Mais pour bénéficier d’un tel progrès, il faudrait que le patient partage tout ou partie de son identité
génétique avec son médecin, sa caisse de Sécurité sociale. On rejoint là tout un débat sur le contrôle des informations présentes dans un dossier médical personnel. De plus, le « sur
mesure » a un coût : plus possible d’écouler des blockbusters, ces médicaments produits en millions d’exemplaires. Le sur mesure en santé, est, comme le sur mesure dans la confection,
réservé aux plus riches. Ainsi, non seulement la pharmacogénomique ne peut pas profiter aux pays dont les ressources sont insuffisantes, mais même dans les pays dits « riches », les
inégalités s’accroissent : les génériques de médicaments chimiques à large spectre pour les uns, la thérapeutique personnalisée pour les autres.
Une emphase est mise actuellement sur cette « personnalisation » accrue de la médecine préventive et
thérapeutique. Je partage l’avis du Nuffield Council on Bioethics qui pense que la plupart des revendications pour un diagnostic et un traitement plus individualisé semblent être surestimées et
doivent être traitées avec prudence. Cette «personnalisation» n’est sans doute pas un bien absolu. Ces progrès sont supposés donner aux individus un meilleur choix et un meilleur contrôle de leur
propre santé, et leur fournir une sorte d'assurance de « bonne santé » (détection de la maladie à un stade précoce, par exemple). Mais ils peuvent aussi provoquer confusion et/ou anxiété,
conduire à des procédures invasives et inutiles, et donc des risques supplémentaires. Ils placent la société devant de nouveaux dilemmes éthiques, devant des choix politiques d’équilibre entre
consumérisme et responsabilisation, entre choix individuels et nécessité d'assurer l'équité au sein de la population (partage des risques financiers en matière de santé publique, par
exemple).
Pour revenir sur un versant plus positif, le conseil génétique est là pour aider les personnes susceptibles de
transmettre une affection génétique et leur famille, à comprendre la maladie et les risques afférents, mais également pour évaluer, dans un contexte (psychologiquement) adapté, les différentes
options en matière de choix de vie et de reproduction.
Les « résultats » vendus par les sociétés de profilage génétique font, eux, appel, dans le cadre d’une autonomie
exacerbée, aux responsabilités de leurs clients vis-à-vis de leur santé, sans expliquer quelle responsabilité cela implique. Les risques annoncés étant par essence ambigus, est-il concevable de
devoir changer de style de vie sur la seule base de résultats bruts, sans l’aide d’un médecin pour interpréter les risques statistiques ? Puisque l’existence d’un risque implique que l’on
pourrait parfaitement de pas développer les différentes maladies qui sont pronostiquées au terme du prétendu profilage, est-il raisonnable d’informer les membres de la famille, les assureurs ou
les employeurs de ces risques potentiels ?
Déjà aux Etats-Unis, les services de police ou la justice peuvent consulter les dossiers sur demande. Pis encore,
la société 23andMe qui tient une place de leader dans le profilage génétique personnel, indique dans ses conditions de vente qu’elle s’approprie l’ADN de ses clients : « Votre salive, une fois
qu’elle nous est soumise et que nous l’avons analysée, devient notre propriété » !
Le premier risque est donc, à mon sens, celui de la perte progressive de l’intimité génétique. Si l’information
générée par le profilage génétique, et plus généralement par le profilage médical, devient accessible, et pourquoi pas libre d’accès, il y a plus qu’un risque, il y a
DANGER.
Et le corollaire de ce danger est la création d’une sous-classe de « lépreux génétiques » à qui des
droits fondamentaux, tels que ceux énoncés dans l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, le travail, les assurances, le logement, le mariage, le droit à avoir des enfants, pourraient être refusés.
En sorte de conclusion, je vous laisse sur cette phrase de Guillaume Le Blanc, philosophe de
la précarité, de l’exclusion, de l’invisibilité sociale : « L’éthique tire sa valeur de l’attention
qu’elle confère aux figures de la vulnérabilité »
=================================