La sociologue américaine Sheila JASANOFF et ses collègues Benjamin HURLBUT et Krishanu SAHA ont publié dans la revue Issues in Science and Technology un article[1] qui me semble important dans les débats sur les nouvelles techniques d’ingénierie des génomes, ce qui commence à être connu sous l’acronyme imprononçable de CRISPR-Cas9.
Et c’est bien de prononciation qu’il s’agit lorsqu’elle illustre son propos par comparaison avec la comédie musicale My Fair Lady, basée sur la pièce Pygmalion de George Bernard SHAW. Voici ce qu’elle en dit : « Eliza Doolittle, une jeune Cockney vendeuse de fleurs prend des leçons de diction auprès du professeur Henry Higgins, un phonéticien, afin qu'elle puisse passer pour une dame (aristocrate). Après avoir transformé Eliza, le professeur souhaite contrôler non seulement la façon dont elle parle, mais comment elle pense.
Les auteurs de la proposition NAS-NAM (académies des sciences et de médecine des Etats-Unis) courent le risque d'agir comme des Henry Higgins de l’approche démocratique de CRISPR. Après avoir appris aux Eliza Doolittle du monde comment articuler leurs préoccupations correctement, ils pourraient être enclins à penser que leur jugement devrait emboîter le pas, parce que le langage vrai doit conduire à la raison vraie en matière de besoin de recherche. Pourtant, la sympathie du public va vers Eliza, pas vers Henry, quand il chante, "Pourquoi une femme ne peut-elle être comme moi?" Les raisons élitistes de la science sont essentielles dans le cadre d'une délibération sur l’ingénierie génomique, mais il est à espérer que les processus délibératifs que nous concevons seront assez sophistiqués pour permettre aux Cockneys "nature" du reste de l'humanité de chanter et de parler eux aussi ».
Cette comparaison qui peut paraître décalée, nous oblige à poser les questionnements induit par ces techniques nouvelles en termes éthique et politique plus qu’au niveau de l’évaluation du fameux rapport bénéfice/risque par une communauté scientifique qui, il est vrai, a tendance à chanter, elle aussi : "mais pourquoi le grand public et surtout les décideurs ne pensent-ils donc pas comme nous ? "
Dans cet article, les têtes de chapitre sont assez parlantes : "le futur de qui ? ", "les risques pour qui ? ", la "confiance", le "caractère provisoire" (dû à l’évolution rapide des techniques et de la science).
Mais je pense que ces auteurs ont raison dans leur critique affutée de la mainmise des scientifiques sur la réflexion sur les implications sociétales de cette technologie, ainsi que dans leur remise en cause de l’invocation devenue rituelle du processus de moratoire avec référence à la conférence d’Asilomar sur les débuts de ce qu’on qualifiait alors de "manipulations génétiques" en 1975.
J’évoquais moi-même cette conférence dans un post d’avril 2015 sur ce blog, constatant que le moratoire de 1975 et la conférence d’Asilomar n’avaient rien freiné ni évité en matière de développement du génie génétique, et que, escamotant le débat public sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) pour ne le situer qu’au niveau d’une prétendue gestion des risques sanitaires et environnementaux.
On laisse ainsi bien des personnes septiques, craintives, voire violemment opposées.
Sheila JASANOFF le dit bien mieux que moi lorsqu’elle met en cause l'utilisation Asilomar comme modèle et surtout souligne le danger de laisser le droit des généticiens de « pousser la recherche à ses limites », et ne considérer de devoir de réserve que devant la possibilité de « risques techniquement définis comme mettant en danger la santé publique ».
Retenons surtout son appel à la démocratie. Ce devrait être une préoccupation commune, mais qui, hélas, reste assez éloignée des priorités de nombreux scientifique et soi-disant « bioprogressistes » autant que de celles des activistes parfois violents qui semblent appeler à un certain obscurantisme de mauvais aloi.
[1] Jasanoff, Sheila, J. Benjamin Hurlbut, and Krishanu Saha. "CRISPR Democracy: Gene Editing and the Need for Inclusive Deliberation." Issues in Science and Technology 32, no. 1 (Fall 2015).